Vincent Lignereux



Cochin, Kerala, sud de l'Inde, 25 septembre, 17h30. 
 Il pleut, c'est la mousson. Sur la plage, malgré la pluie, des enfants s'amusent à faire des acrobaties, des saltos arrière, des sauts périlleux. Le plus petit a l'air d'être le plus agile. Je suis réfugié sous un arbre, au milieu des barques et des cabanes de pêcheurs. Certains sont là sous leurs petites cahutes en bois et fument des beedies.
Je suis accroupi entre deux barques, tient mon parapluie dans une main et écrit de l'autre. Mon cahier prend un peu l'eau. Des gouttes tombent sur la feuille. Cela fait de belles taches d'encre bleue. J'espère que j'arriverai à me relire.
Les corneilles, perchées sur des piquets ou bien aux extrémités des barques, sur la pointe, tout comme moi ont l'air d'apprécier l'eau. Je me sens bien, habité par une merveilleuse douceur de vivre. Une grosse feuille tombe de l'arbre et vient atterrir presque sur mon pied. Au loin, la mer dessine une belle ligne d'horizon au-dessous d'un ciel gris bleuté. Au loin encore, tout comme de plus près, des bateaux voguent, de toutes tailles. Petites barques, bateaux de pêche de tailles moyennes, et de temps en temps, bien que rarement, d'énormes cargos de fer rouillé.
Une nuée de corneilles virevoltent un peu partout.
J'aime par-dessus tout au monde ces mystérieux moments d'extase où je me sens parfaitement moi-même. Petit homme en contemplation. Je me sens tellement bien que je pourrais pleurer. Pleurer de joie de vivre...
Le ciel, de plus en plus orangé, est magnifique. Silencieusement, une dizaine de femmes, vêtues de saris multicolores, contemplent l'horizon, le ciel, la mer. La marée nous joue sa musique, concerto interminable pour vagues venant s'échouer sur la rive. Les arrangements sont orchestrés par mes amis corbeaux. Et de temps en temps, de manière éphémère, une petite barque à moteur joue un solo unitonal. 
Un indien passe et me salue.
Maintenant le coucher du soleil est extraordinaire. Mon appareil photo est resté dans ma chambre d'hôtel. Tant pi. La terre tourne. Comme il est partageur, le soleil "disparaît" l'espace d'une nuit, allant réchauffer la vie d'autres habitants de ma planète, ailleurs. Tel un homme religieux, je joins les mains et salue symboliquement son immensité.
Un touriste blanc s'avance sur le sable et capture la scène en photo, immortalisant ce magnifique instant. Il s'est avancé, a appuyé sur son déclencheur, et s'en est allé. Cela lui a pris à peu près cinq secondes. Dans sa conscience à lui, sans doute est-il persuadé d'avoir vécu un bel instant.
Voilà bien une heure que je suis là et l'instant est extatique. J'ai, je crois, disparu dans cet instant, il m'a absorbé. Il n'y a plus quelqu'un qui observe et quelque chose d'observé. Il n'y a plus quelqu'un qui contemple et quelque chose de contemplé. Il n'y a plus quelqu'un d'attentif à quelque chose, je suis l'attention, la perception. Il n'y a plus aucun espace entre l'objet et le sujet observé. La nuit est maintenant presque tombée. Tomber, quel drôle de terme. Tomber enceinte! Tomber amoureux! Tomber! Boum! Aïe!
Le jour se dissipe presque complètement et au large, quelques bateaux sont éclairés. La pluie a cessé. Un corbeau se pose sur une branche juste au-dessus de ma tête. 
Je vais aller marcher un peu. Je me sens tellement bien. Je n'ai besoin de rien.